Quand l’"Autre algorithmique" incarne le rival œdipien et que le célibat devient une castration sociale.
La révolte contre le manque
La communauté incel (involuntary celibate) cristallise une colère virulente contre ce qu’elle perçoit comme une « distribution injuste du désir ». Ces hommes, souvent jeunes, dénoncent une économie sexuelle où les femmes, accusées de superficialité, concentreraient leur attention sur une minorité d’hommes « génétiquement supérieurs ». Derrière cette rhétorique se cache une hantise du manque – non pas seulement celui de relations intimes, mais d’un manque structurel, analysable à travers le prisme lacanien. En interrogeant le « manque à jouir » et l’émergence d’un « Autre algorithmique » (Tinder, Instagram), décryptons les ressorts inconscients de cette contre-culture qui transforme la frustration en haine.
Le fantasme de la « distribution injuste » : Lacan et le manque à jouir
Pour Lacan, le désir humain est structuré par un manque constitutif : aucun objet ne comble pleinement notre soif de jouissance, car celle-ci reste toujours différée, insaisissable (« Il n’y a pas de rapport sexuel »). Les incels, cependant, refusent cette condition ontologique. Ils projettent leur manque sur un Autre fantasmatique – une société qui les priverait arbitrairement de l’amour et du sexe. Ce fantasme de « distribution injuste » est une défense contre l’angoisse du manque : en accusant les femmes, les algorithmes ou la génétique, ils évitent de se confronter à leur propre incomplétude, à cette béance qui fonde tout sujet.
« Les femmes ne veulent que des Chads [hommes alpha], c’est biologique. Nous, les sous-hommes, on est condamnés. » (Extrait d’un forum incel)
Ce discours révèle une méconnaissance du désir comme mouvement toujours dynamique, jamais figé. En essentialisant les rapports amoureux (via des critères de beauté ou de statut), les incels figent l’Autre en un tyran capricieux, niant ainsi la dimension symbolique et mouvante du désir.
L’« Autre algorithmique » : Tinder, rival œdipien omnipotent
Si l’Œdipe freudien met en scène le père comme rival, la logique incel déplace cette rivalité vers un Autre algorithmique. Les applications de rencontre (Tinder, Bumble) et les réseaux sociaux (Instagram) incarnent une figure parentale toute-puissante, régulant l’accès au désir selon des codes opaques. Ces plateformes, perçues comme distribuant arbitrairement la « valeur » des individus via des likes ou des matchs, deviennent l’incarnation d’un Surmoi numérique qui humilie et exclut.
Pour Lacan, l’Autre est le lieu du langage et de la Loi. Ici, l’Autre algorithmique impose une Loi implacable : celle de la visibilité, de l’optimisation de soi, de la performance érotique réduite à un profil. Les incels, se sentant exclus de cette économie, vivent leur célibat comme une castration sociale – une privation de reconnaissance symbolique autant que sexuelle.
« Sur Tinder, même mes swipes à droite sont des suppliques ignorées. L’algoritme me considère comme un déchet. » (Témoignage anonyme)
Le célibat comme castration : analyse des forums incels
Les forums incels regorgent de récits où le célibat est décrit comme une mutilation identitaire. Le vocabulaire employé – « beta », « subhuman », « masturbation forcée » – renvoie à une économie libidinale où la virilité est réduite à une performance validée par le regard féminin. Ne pas y accéder équivaut à une mort sociale, une exclusion du circuit du désir.
Cette castration fantasmée n’est pas sans lien avec le concept lacanien de symbolic castration : l’acceptation du manque comme condition d’entrée dans le langage et la société. Mais les incels refusent cette castration symbolique, lui opposant un idéal viriliste où la possession de la femme (ou sa domination) restaurerait une plénitude illusoire.
« Sans sexe, je ne suis rien. Les femmes ont le pouvoir de nous anéantir. » (Message posté sur incel.is)
Sortir du fantasme, habiter le manque
La contre-culture incel, en essentialisant le désir et en diabolisant l’Autre, révèle une peur panique du manque constitutif de l’humain. Plutôt que d’assumer cette béance – condition même du désir –, elle érige des mythes virilistes et des boucs émissaires (femmes, algorithmes). La psychanalyse rappelle pourtant que le désir ne se « possède » pas : il circule, se dérobe, se réinvente.
Sortir de la haine supposerait de renoncer à l’illusion d’une jouissance totale, et de reconnaître que l’« Autre algorithmique », comme tout Autre, est lui aussi traversé par le manque. La castration n’est pas sociale : elle est le prix à payer pour exister comme sujet désirant.